Nos derniers moulins de Flandre
Par Joseph Dezitter.
Ce texte a été publié en 1938 par la Librairie Raoust de Lille. Il était illustré de gravures de l’auteur.
LE MOULIN
J’aime le moulin et son allure fière ; il se dresse haut dans le ciel et toujours fait face au vent. Durant des siècles, il fut la parure de notre plaine maritime où souffle le vent du large. Sa cotte grise de travailleur couvre des beautés morales car il fut une des belles inventions du génie de l’homme qui sut asservir les forces de la nature en les faisant travailler pour la collectivité.
Dans le Noordland, le moulin maîtrisa l’eau par le vent, ces deux éléments qui semblaient unis pour la perte de notre sol.
En transformant nos marais stagnants en terres fertiles, le moulin d’assèchement assainit et enrichit la région.
Le moulin de mouture était le bien de famille par excellence, son ombre abritait toujours un foyer et le meunier, en restant près des siens, travaillait tout joyeux comme l’oiseau chante près du nid. Il voyait grandir ses fils qui, à leur tour, montaient au moulin. La filiation du sang se complétait par l’apprentissage du métier et le tic-tac berceur accompagnait la chanson de la vie en nos campagnes flamandes.
ORIGINE DES MOULINS
Les origines des moulins ne sont que très imparfaitement connues. On a raconté qu’ils étaient originaires d’Orient et auraient été introduits dans notre pays par les Croisés au retour de leurs expéditions lointaines. Mais aucun des chroniqueurs des Croisades n’a parlé de ces machines qui auraient dû les étonner si elles avaient été nouvelles à leurs yeux.
Dans la Chronique de Bohème de Wenceslas Hagec, on parle de moulins à vent employés en 718. Au début du VIIIe siècle, ils ne devaient pas encore être utilisés dans notre pays, car le moine Drogon, dans sa relation de la vie de saint Winoc, montre celui-ci broyant le grain au moyen d’une meule actionnée à la main.
Au XIIe siècle, ils étaient très répandus. Au cours de mes recherches, j’ai retrouvé la date de 1001 gravée sur la poutre du Klooster-Meulen, près d’Oost-Cappel. Ce moulin était anciennement la propriété des Sœurs de Rousbrugge. Certes il ne faudrait pas voir là une pièce de bois de l’an mille, mais j’ai remarqué l’habitude qu’avaient les charpentiers de moulins de graver la date de l’établissement sur la maîtresse poutre et, lorsque celle-ci était usée, on reportait l’inscription sur la pièce de remplacement. Au moulin de l’Hofland, à Houtkerque, le charpentier Demeerseman reportait sur une pièce de remplacement la date de 1114.
Le moulin d’Hondschoote est de 1127, celui de l’Etendard à Hardifort de 1300, celui de Bissezeele de 1400, et le Noord-Meulen à Steenvoorde de 1576.
Le plus grand nombre de ceux qui existent encore sont du XVIIIe siècle, notamment à Ledringhem, 1717 ; Loon, 1730 ; Buysscheure, 1737 ; La Valle à Arnèke, 1748 ; Wormhout et La Clyte à Arnèke, 1756 ; Merckeghem, 1758 ; L’Heyl à Noordpeene, 1766 ; Esquelbecq, 1768 ; Spycker, et Loon, 1769 ; Oost-Cappel, 1771 ; Bourbourg-Guindal, 1779 ; Blaevoet à Cassel, 1796.
Au début du XIXe siècle on a abandonné la construction du moulin en bois pour le remplacer par le moulin en briques à fût conique dont la tête seule pivote. Il est d’inspiration hollandaise. Le Steen- Meulen de Steenvoorde est l’un des derniers de ce genre construits dans notre région (1868). Le moulin de Caestre, de la même époque, est le seul construit à galerie.
EMPLACEMENT DES MOULINS
Les moulins ne sont pas placés au hasard, mais plusieurs considérations ont guidé le choix de leur emplacement.
Certains meuniers s’installèrent à l’entrée des villages, attirés par le voisinage de la clientèle, tandis que d’autres fixèrent leur moulin sur une hauteur afin qu’il soit mieux exposé au vent.
Parfois ils se placèrent au croisement des routes et formèrent le noyau du hameau flamand toujours composé, à l’origine, du meunier, du forgeron et du charron. Les moulins que l’on appelait Olie-Stamper et qui pressaient la graine du lin ou du colza pour en extraire l’huile, furent établis autour des bourgs et devinrent l’industrie principale de Cassel et de Bourbourg.
Dans les places fortes ils furent établis sur les bastions et les tours de l’enceinte comme on les voit sur d’anciens plans édités au XVIIe siècle.
Les moulins ont souvent changé d’emplacement. Quand on les transférait à courte distance, ils étaient déplacés à l’aide de rondins, et ce transport ne devait pas manquer de pittoresque. On les démontait pour des parcours importants. C’est ainsi que le moulin de Coudekerque-Village provient d’Arnèke ; celui de Loon du Mail de Dunkerque ; celui de la Bazatse à Wormhout de Zeggers-Cappel. Le moulin de Socx est passé du Klap-Houck au chemin d’Esquelbecq ; celui de Cappelle-Brouck se trouvait autrefois le long de la Colme à Lynck. Le moulin Blaevoet de Cassel provenait de Watou en Belgique.
Les anciens moulins portaient un nom propre provenant de leur situation, ou de quelque particularité de leur construction, ou encore d’un rappel historique. Ces appellations se retrouvent sur d’anciennes cartes.
On y voit entre autres : De Ton (le Trapu) au Balemberg ; De Clyte (les Glaises), De Brandestape (le Bûcher) à Arnèke ; De Duivelin (la Diablesse) à Bollezeele, De Staendaert (l’Étendard) à Hardifort ; De Klooster-Meulen (Moulin du Couvent) à Rexpoëde, etc.
Les moulins des Moëres portaient nom de fleuve. Le Rhin, le Gange, le Tage, le Danube existent encore de nos jours.
On trouve dans la région de nombreuses localités dont l’étymologie rappelle le souvenir du moulin.
Il en est ainsi pour Hoymille qui signifie moulin à huile ; Haeg-Meulen (Moulin de la haie) ; Millebrugge (Pont du moulin) ; Benkis-Meulen (Moulin de Benjamin) ; Meulen-Houck (Coin du moulin) ; Meulen-Drève (sentier du moulin). Bailleul possédait sa rue des moulins et Lille a encore un quartier qui s’appelle Moulins-Lille.
CARACTÈRE FAMILIAL DU MOULIN
A l’origine, le moulin était la propriété du seigneur féodal qui le mettait à la disposition de tous. Il faisait partie des « banalités », Mais dès le XIIe s. il eut le caractère familial et artisanal qu’il a conservé jusqu’à nos jours.
Quant au métier de meunier, il se rapproche par la rudesse de la vie et la connaissance des variations atmosphériques de celui de marin. Pour tous deux l’étude de la force des vents est une véritable science qui se transmettait de père en fils. Aussi les meuniers se succédaient-ils dans la même famille. Il est de ces familles qui ont servi le moulin avec fidélité durant des siècles ; leurs joies se sont épanouies sous ses ailes et leurs douleurs se sont abritées sous son ombre.
Tout comme les navires, les moulins se paraient aux grandes circonstances. Aux épousailles, écus à revers (c’est-à-dire les angles des toiles repliés contre la règle), les ailes ornées de gerbes de fleurs semblaient des bras ouverts pour accueillir les jeunes époux.
Au décès des maîtres, les ailes dévêtues traçaient dans le ciel un grand signe de croix en geste d’adieu.
Des familles ont adopté le nom du moulin et s’en sont honorées comme d’un titre : Van Der Meulen, Vermeulen, Meuleman De Meulenaere, etc. On les retrouve encore dans nos Flandres.
Ordinairement les meuniers se mariaient entre gens de la corporation et ces unions de personnes ayant un passé analogue et des espérances semblables étaient propices à la bonne entente dans les foyers.
Les meuniers avaient la coutume de graver, au couteau, sur une poutre du moulin, leur nom ainsi que la date de leur entrée en fonction. Ces inscriptions, que l’on peut lire dans tous les intérieurs de moulins, forment de véritables généalogies et les noms devenus comme des épitaphes ont quelque chose d’émouvant dans leur simplicité. Sous la poussière grise, ces lettres tracées par les ancêtres semblent dire comme le berger d’Arcadie : Et in Arcadia ego.
LES MOULINS D’ASSÈCHEMENT
On les appelle en flamand : Water Meulen ou moulins à eau. Ils méritent une mention spéciale car ils n’ont pas le caractère artisanal des moulins sont des moulins sans meuniers. Le préposé qui en a la garde, et dont la maisonnette est contiguë, n’en est pas le propriétaire ; il est l’agent des Wateringues (administrations à qui incombe la charge d’assurer l’écoulement des eaux). Dans la région des Moëres, qui se trouve au-dessous du niveau de la haute mer, le moulin a transformé, en l’asséchant, le marais fangeux en terre fertile et lutte pour le tenir en cet état.
C’est à Wenceslas Cobergher que l’on doit le premier assèchement des Moëres. Il fit creuser un canal de ceinture (Ringsloot) et entoura le marais d’une digue sur laquelle furent construits vingt-deux moulins à vent, munis de vis d’Archimède, qui déversèrent l’eau dans le Ringsloot.
Ces travaux ont duré de 1619 à 1626. L’œuvre de Cobergher fut une première fois anéantie, lors du siège de Dunkerque, en 1646. Au milieu du XVIIIe siècle, le dessèchement fut repris par le comte d’Hérouville, mais les travaux ayant été interrompus, en 1795 une nouvelle inondation se déclara. Le dernier dessèchement, dont le pays bénéficie encore, fut commencé en 1802 et terminé en 1826. De cette époque date les moulins que l’on voit de nos jours, et dont trois restent en activité.
D’autres sont en ruines, leurs ailes sont enlevées, ils ont l’air de tours qui seraient les vestiges d’une antique défense.
Le paysage des Moëres est pareil à celui d’un polder de Hollande. La plaine s’étend à l’infini sous un ciel couvert de nuages, qui, à certains jours, paraissent des montagnes fantastiques. La terre semble vide, la maison se fait basse, le clocher même paraît petit ; seul le moulin se dresse et domine la plaine, dénudée par la morsure du vent.
LE MOULIN DANS LE PAYSAGE
Chaque province possède des caractères particuliers qui sont comme les traits de sa physionomie. La Flandre a pour elle son ciel nuageux et ses horizons lointains sur lesquels se profile la silhouette des moulins à vent. Ils font partie intégrante de notre paysage.
Dans le Noordland ils sont posés à ras du sol et, se mirant dans l’eau, leurs voiles rousses tournoyant dans le ciel, imitent les larges mouvements des échassiers des marais qui battent des ailes avant de prendre leur envolée. Dans l’Houtland, juchés sur un tertre de façon à dominer les arbres qui coupent le vent, ils font songer aux héros de Cervantès tenant la lance en arrêt devant la chevauchée des nuages !
Au Mont Cassel, nos vieux moulins constituaient jadis un ensemble des plus pittoresques, ils semblaient toujours s’entrechoquer et se livrer un perpétuel combat de géants.
Nos moulins se présentent en des attitudes diverses : parfois les ailes en croix font le geste de bénir la campagne environnante ou bien, lutinant avec le vent, elles semblent des tourniquets géants ; vues de profil, elles ne tracent plus qu’un trait sur l’horizon, et, d’arrière, on les dirait jouant à cache-cache entre les marches du grand escalier.
Le soir, lorsque les contours s’estompent, le moulin prend allure de fantôme et se pare de merveilleux ; les barreaux de ses ailes escaladant les cieux paraissent être, à l’imagination des enfants, une échelle de Jacob montant dans les nues.
Nos moulins se mettent à l’unisson du paysage. Par temps de calme plat, lorsque toute la nature s’assoupit, ils s’arrêtent comme s’ils voulaient se reposer eux aussi, mais quand souffle un vent léger, ils se mettent à tourner doucement et ils semblent ruminer comme les bœufs couchés dans les prairies alentour.
Mais, aux jours de tempête, quand le vent pourchasse les nuages, secoue les arbres, arrache les feuilles, alors les meules des moulins grincent, leurs ailes girent follement et toutes les charpentes tanguent et frémissent sous la poussée du vent.
LE MOULIN DANS LES ŒUVRES D’ART
On retrouve souvent le moulin dans les œuvres des anciens maîtres flamands. Ils l’ont fait figurer dans leurs kermesses et dans ces fêtes traditionnelles de Saint-Georges où un groupe d’archers tire le Gai au faîte du moulin.
Breughel le Vieux a placé curieusement un moulin tout en haut d’un rocher dans le Portement de la Croix.
Avec Ruisdael, le moulin se détachant sur un ciel nuageux fournit à l’artiste le sujet d’un de ses chefs-d’œuvre.
En inspirant le génie de Rembrandt, le moulin a créé l’expression la plus complète de l’art des pays du Nord. Rembrandt était, dit-on, fils de meunier et le moulin me paraît être à l’origine de son génie. Les impressions reçues pendant l’enfance se gravent dans l’esprit et ne s’effacent jamais.
C’est du haut du moulin familial qu’il a ressenti la poésie des grands nuages qui font courir les ombres et les lumières, c’est là qu’il a dû puiser cette pittoresque opposition de petites figures avec de grandes architectures, l’imagination frappée par la petitesse de l’homme comparée à la hauteur du moulin. Plus tard il semblera oublier l’Histoire, dédaigner la nudité et il peindra des paysans dont souvent la laideur physique couvrait des beautés morales. Il subira l’attrait de cette salle obscure du moulin où la couleur s’assourdit sous la poussière, mais où, par les petites ouvertures, la lumière vibre et se dore au choc des particules qui flottent et éclairent à leur tour. L’œuvre de Rembrandt, tout imprégnée de poésie nordique, me paraît avoir été conçue, en puissance, du haut du moulin de son père.
Le moulin a inspiré également les artisans qui ont tracé sa silhouette sur les objets usuels. Il a servi de motif décoratif pour la tapisserie, la céramique, la faïence. Combien sont plaisants les petits carreaux de Delft aux moulins ! Il est même devenu le jouet et le meunier à ses heures de loisir tailla avec son couteau, à l’image du moulin, la girouette qui tourne devant la maison.
LES MOULINS HISTORIQUES
Les moulins de Crécy et de Valmy ont leurs noms inscrits dans l’Histoire. Ceux de Flandre furent eux aussi les témoins des nombreuses batailles livrées sur notre sol. Autour d’eux se sont déroulés maints combats car leur position surélevée offrait de bons observatoires et d’excellents champs de tir. La tradition rapporte que l’oriflamme de Saint-Denis fut arborée par le duc d’Alençon au sommet du moulin d’Hardifort, lors du siège de Cassel par Philippe de Valois en 1328. En souvenir de ce fait, le moulin fut appelé Den Staendaert ou moulin de l’Étendard. Durant six siècles, il rappela l’endroit où flottèrent les couleurs françaises, mais le temps eut raison des robustes charpentes. Tombé en ruines, il fut démoli en 1937.
C’est au moulin de la Clyte, situé entre Arnèke et Ledringhem, près de l’antique voie romaine, que se produisit la première rencontre des soldats de l’armée d’Houchard avec les troupes hanovriennes de Freytag. Dans ses charpentes, on retrouve trois trous de projectiles dont l’un est entouré d’une inscription en langue flamande, gravée par le meunier en souvenir du combat du 5 septembre 1795.
Le moulin de l’Heyl placé sur la côte près de Bambecque, au bord de l’Yser, fut, d’après Levasseur, chaudement disputé au combat du 6 septembre 1793 qui se termina par la retraite des Autrichiens sur Rexpoëde.
Celui du Kop à Pitgam, servit d’observatoire aux Hanovriens. Il fut l’un des points extrêmes de l’occupation ennemie en 1795.
A la bataille d’Hondschoote, la ligne de combat établie par l’ennemi fut jalonnée de cinq moulins. Au pied de l’un d’eux, le moulin Spinnewyn, fut installée la principale batterie ennemie. La lutte fut vive à ses pieds et ses charpentes furent démolies à coups de canon. Une de ses poutres échancrées par un boulet fut employée à la restauration du moulin de la Maison-Blanche. Les meuniers connaissaient cette particularité et avaient pour cette pièce de bois une sorte de vénération.
Le moulin Vercruysse, situé au nord d’Hondschoote entre la Colme et la ville, conserve dans son pivot, comme en un grand reliquaire, la trace des dernières balles tirées pendant la bataille qui fit lever le siège de Dunkerque.
L’ORAISON AU MOULIN
Le moulin a contribué à nos Mystères en alimentant la flamme du Sanctuaire et en fournissant la matière du Sacrifice.
Le Vendredi Saint, tout travail y était arrêté quel que fût le vent ; il semblait alors se recueillir comme le meunier pour l’oraison.
On retrouve souvent des inscriptions pieuses gravées à l’intérieur des moulins car beaucoup appartenaient jadis à des monastères et les moines ont l’habitude d’unir la prière au travail.
L’abbaye de Saint- Winoc à Bergues était propriétaire du Bastaerd-Meulen ; la collégiale de Saint-Pierre à Cassel avait fait bâtir le Kasteel-Meulen. On trouvait à Bailleul un Klooster-Meulen. Les sœurs du Ravensberg, à Merckeghem, en possédaient un qui existait encore au siècle dernier. Celui de l’abbaye du Petit-Prédembourg tourne toujours à Grande-Synthe ; celui de L’Heyl, à Noordpeene, est orné d’un cartouche au nom du prieur.
Au moulin sud d’Hondschoote, voici l’inscription gravée sur la roue engrenage. JÉSUS-MARIA-JOSEPH BIDT VOOR ONS – ANN0 1757 et, sur la maitresse poutre, on trouve le monogramme du Christ accompagné de lettres dont le caractère rappelle les enluminures des missels et laisse supposer qu’il s’agit d’un ancien moulin de monastère.
Les meuniers qui luttaient farouchement avec les éléments, sentaient eux aussi qu’il est une puissance qui les domine et les dépasse, et ils ont exprimé leur foi.
Les monogrammes du Christ et de la Vierge sont gravés sur la roue engrenage du moulin de la Briarde, à Wormhout.
Celui du Wit-Huis, à Hoymille, montrait l’inscription suivante :
ALS GOD MY BEWAERT VAN STORNE-DONDER-BLICKSEN
WATER EN VIER, BY ONDERT JAER STAE IK NOG HIER dont voici la traduction :
Si Dieu me protège de la tempête, de la foudre, de l’eau et du feu, dans cent ans je serai encore debout.
Quelle fière affirmation de pérennité en même temps que d’humble soumission à la volonté divine ! Une inscription analogue existait au Schack-Meulen près d’Hazebrouck.
Dans le moulin de Bissezeele, le Christ fut sculpté par le garçon meunier qui profitait ainsi de ses loisirs pour témoigner de sa foi.
Un médaillon représentant la Sainte-Famille ornait un moulin de Bourbourg. Celui de Crochte est surmonté d’une croix.
Sur la grosse poutre du moulin de Loon, j’ai lu avec émotion ces lignes gravées :
FAIT PAR MOY LE BODEL LE 5 JVLLIET 1769
LECTEUR PRIEZ POUR MOY
LES CHARPENTIERS DE MOULINS
On trouve dans les moulins les noms des Meulemakers, ou charpentiers de moulins, gravés en beaux caractères, comme si ces artisans avaient voulu faire honneur à leur signature et affirmer la solidité de leur œuvre.
Nos vieux moulins en bois, dont les ailes avaient plus de vingt mètres d’envergure, ont fourni des carrières séculaires. Les constructeurs de moulins étaient des artisans locaux ; il s’en trouvait à Cassel, Esquelbecq, Bourbourg, Arnèke, Merckeghem, leur nom est gravé sur le pivot, ou sur la maîtresse poutre ou au-dessus de la porte d’entrée décorant l’imposte ; il est souvent accompagné d’une dédicace au meunier.
Les roues d’engrenage, pièces essentielles, sont aussi datées et signées et parfois ornées de légendes formant chronogrammes. Ces inscriptions sont le plus souvent gravées en langue flamande, excepté dans la région de Bourbourg où le français était employé dès le milieu du XVIIIe siècle. L’emploi du flamand persiste dans la zone frontière jusqu’au milieu du XIXe siècle.
Voici quelques inscriptions que j’ai relevées. Au moulin de la Maison Blanche d’Hoymille :
VAN DECOODTS BEN IK GEMAGHT VEERST — DAT GHY IN MINNE CLAUWEN NIET IN RACKT —1840.
|Traduction : Par Decoodts j’ai été fait— que vous n’entriez pas dans mes griffes.)
Au moulin d’Oost-Cappel :
DESEN MEULEN IS GEMAEK TIAR 1756, EN HEEFT DOEN MAREN BENOIT CAREY, HIER WAS TE VOOREN GEEN STANT MAER ALTEMAEL ACKER LANT.
(Ce moulin a été fait l’an 1756 pour Benoit Carey, ici n’existait auparavant aucun établissement, mais uniquement des terres à labour.)
Au moulin de Bissezeele, ce chronogramme gravé sur la roue engrenage : aLs ICK Vas GEMAECK VAN BXERNE syn ICK In Dese MeULen GERALCT HIER IN syn DE JAREN.
(Lorsque je fus fait de Bierne, je suis arrivé dans ce moulin, dans ceci est l’année.)
Au moulin de Rexpoëde, on trouve gravé sur le pivot :
VAN ALS WANNEER IN WAS geVeLD K’WORD ALHIER IN WERCK GESTELDT — UYT ORDER VAN J. MAHIEU DOOR C : L ROUSSEAU EN P. FONTAINE.
(Depuis que je fus abattu je travaille ici de l’ordre de J. Mahieu, par C. L. Rousseau et P. Fontaine.)
Au moulin de Loon, dans la roue d’engrenage :
FAIT A BOURBOURG PAR AUGUSTE DUFORET POUR PIERRE LONGUEVAL ET LOUISE LONGUEVAL SON ÉPOUSE, LE 19 MAI 1863.
Remarquer dans cette dédicace la mention du lien conjugal.
Au moulin de Buysscheure :
JACOBUS BAEFCOP, GEMAECKT EN GELEVERT DOOR ENGELBERTUS DE SMYTTERE 1737.
(Jacob. Baefcop, fait et livré par Engelbert de Smyttère 1737.)
Les de Smyttère furent une famille de charpentiers de moulins, on trouve leur signature à Spycker, Volckerinckhove, Esquelbecq, Wormhout.
LES MEUNIERS
Autrefois les meuniers formaient une corporation ayant bannière et blason. A Dunkerque ils portaient : « D’argent à une terrasse de sinople sur laquelle était debout un Saint Victor », patron de leur communauté.
Saint Clément était le patron des olie slagers ou tordeurs d’huile. Les meuniers avaient cheval et voiture et faisaient exécuter la tournée de livraison par un garçon que l’on appelait de Knaepe ou encore le Kerche manée dans la région avoisinant l’Artois. Ce domestique prenait le grain au domicile du client et lui rapportait la mouture. Le salaire du meunier se payait en nature par le prélèvement d’un dixième ou d’un douzième des céréales écrasées. Ce mode de rétribution s’appelait meelom ou gemael.
Quoi qu’en dise certain dicton flamand : « MEULENAER’S ZUYNEN ZYN VROEG VET » (Les cochons des meuniers sont vite gras), les meuniers avaient un sens profond de la justice. C’est dans la bouche du meunier de Sans-Souci que le poète Andrieu place la fière réponse : « Oui, si nous n’avions pas de juges à Berlin ! »
Travailleurs indépendants, ils étaient attachés au sol par la propriété qu’ils exploitaient et connaissaient leurs clients comme ils étaient connus d’eux.
Voici une vieille chanson flamande (datant je crois du XVIe siècle) que nos grand-mères chantaient sur un air de complainte et qui décrit bien le meunier et le moulin.
DE MEULEN
Daer staat hij
Met zijne grijze cap
Zijne Jangen steert
Zijne steilen trap
En vier roode wieken
Hoog in de lucht
Die zwieren en zwaaien in voile vlucht.
Aan een Koorde hangt een zak
Die langzaam gaat naer ooven
En de meulenaer wit Lestoven
Fluit een deunt’je op zijn gemak
Hij fluit een deunt’je, blij van zin
En treckt den zak het venster in.
De wieken zwaaïen en zwieren
De wielen draaïen en gieren
De steenen knarsen en ronken
Waartuschen het graan is gezonken
Van boven was dit graan gehel
Van onder is het stuivend meel.
Zoo God het niet meer waaïen liet
Hadde de meulenaer veel verdriet
De man en wist niet wat beginnen
Hij mœt met de wind zijn broodje winnen.
LE MOULIN
II se dresse là
Avec sa coiffe grise
Son long gouvernail
Son escalier rigide
Et quatre ailes rouges
Hautes dans le ciel
Tournoyant à plein Vol.
A une corde pend un sac
Qui monte lentement
Et le meunier poudré de blé
Siffle un air à son aise
Il pousse cet air, heureux de vivre
En tirant le sac par la fenêtre.
Les ailes girent follement
Les roues tournent et voltigent
Les meules grincent et ronflent
Entre temps le grain est descendu
En haut ce grain était entier
En bas il est poussière de farine.
Si Dieu ne permettait plus le vent
Le meunier aurait grand chagrin
L’homme ne saurait plus que faire
Il doit avec le vent gagner son pain.
LA RUINE DES MOULINS
Au début du siècle passé, on comptait plus de deux cents moulins en Flandre maritime. Il y en avait plus de vingt au Mont-Cassel, et Coudekerque, aux alentours de Dunkerque, en possédait quinze. Il en reste une quarantaine en activité et le nombre en diminue tous les ans.
On les prétend victimes du Progrès ; cela ne me parait pas exact. Les données du problème n’ont pas pu changer : ils utilisent une force naturelle intarissable et les céréales qu’ils transforment continuent à se récolter et à se consommer autour d’eux. Quelles sont donc les causes de leur ruine ?
Les moulins utilisaient la force du vent qui, de par sa nature, ne peut se monopoliser. L’individualisme qui régnait au XIXe siècle, et qui a toujours fait confondre progrès et profit, a empêché leur perfectionnement. De ce fait, ils n’ont pas profité des améliorations de l’outillage qu’offre l’emploi du métal, ni des possibilités de modernisation que permet l’électricité. Personne ne s’est intéressé à ces problèmes n’y ayant aucun intérêt particulier et le meunier était incapable de les résoudre à lui seul. Aucune aide ne lui est venue du dehors, au contraire. Dans l’établissement de l’impôt, on a ignoré qu’il n’est pas minotier mais simplement artisan, et ce travailleur manuel est astreint à tenir une comptabilité qui l’effraie, alors que les impositions trop lourdes le ruinent et le découragent, Il est encore une autre raison qui contribue à leur disparition, c’est l’état social qui n’est pas favorable au développement de la famille. Le meunier a besoin de fils pour lui succéder, car on ne grimpe pas dans un moulin sans y être accoutumé dès l’enfance. Mais l’impôt sur l’enfant est lourd, bien qu’ingénieusement dissimulé, si lourd que l’on a créé pour certaines catégories de citoyens des allocations familiales pour essayer de compenser ces charges.
Le meunier peine à la sueur de son front ; il paie tant qu’il en est épuisé, si bien qu’il ne lui reste rien pour entretenir l’outillage et moins encore le perfectionner.
Alors entre son moulin qu’il aime et son foyer qu’il chérit, se pose pour lui le douloureux dilemme :
« Un moulin sans enfants ou des enfants sans moulin. »
LA FIN DES MOULINS
Leur nombre diminue d’année en année et l’on peut prévoir que d’ici quelques lustres tous seront devenus le passé.
Certains ont eu une fin héroïque, ils sont tombés aux côtés des défenseurs de notre sol natal. D’autres ont été frappés par la foudre et brûlés. Avant de s’effondrer, ils sont devenus des torches et les flammes rongeant le frein ont fait tourner leurs ailes pour la dernière fois en de grands gestes d’adieu. Plusieurs furent renversés par la tempête à laquelle ils avaient tenu tête durant des siècles. En mourant ils offrirent le spectacle tragique de leur grand corps brisé et jonchèrent la terre de leurs débris. A les voir ainsi étendus, les ailes enfoncées dans le sol, on eût dit quelque géant terrassé après une lutte acharnée.
Quand ils sont condamnés à disparaitre, ils sont vendus pour la démolition ; leur bois sert à allumer le four du boulanger du village car leur destin est de travailler pour le pain de l’homme jusqu’à la consommation de leurs fibres.
La vente aux enchères des matériaux du vieux moulin est émouvante. Les gens du voisinage y viennent par petits groupes, évoquant leurs souvenirs, revoir pour la dernière fois les restes de celui qui fut un témoin de leur jeunesse ; c’est l’ultime visite à un compagnon d’enfance. Les meuniers des environs s’y donnent rendez-vous, achètent les pièces les moins usagées pour réparer leur moulin et prolonger ainsi son existence. Nos vieux moulins sont ainsi le composé de leurs frères défunts.
L’un après l’autre ils disparaissent ; leur emplacement, qui formait une propriété distincte des terrains environnants, en reste séparé et souvent devient un jardin. Sur leur tertre le buis pousse et les fleurs s’épanouissent comme sur une tombe.
Pour conserver leur souvenir comme l’on garde le portrait d’un être cher, j’ai gravé dans le bois leurs derniers signes de croix parce qu’ils ont été au temps de ma jeunesse l’un des traits souriants du visage de la Patrie.