Un été en Flandre avec Mme de Lamartine
En juillet 1822, Alix de Lamartine, mère du célèbre poète, rend visite à sa fille Eugénie qui demeurait à Hondschoote depuis 1820. Cette dernière avait épousé en août 1816 Bernard de Coppens d’Hondschoote, un officier de 29 ans alors en garnison à Mâcon.
Mme de Lamartine tenait un journal intime depuis plusieurs années. Elle y notait le résumé de ses journées, ses pensées et ses impressions. Elle ne dérogea à cet exercice durant son séjour en Flandre de juillet à octobre 1822.
La lecture de ce journal – véritable source historique – nous apporte de nombreux éclaircissements sur la vie quotidienne flamande au début des années 1820. Son auteur fait véritablement œuvre ethnologique en relatant telle procession religieuse, telle fête, tel repas. Elle nous rappelle, O combien, le flamand était, en ce premier quart du 19e siècle, la langue de tous les jours ; que la frontière si proche se franchissait aisément pour une promenade, un pèlerinage. On y devine aussi les étés paisibles dans des châteaux et autres demeures de plaisance occupés par des notables fuyant un temps la ville et les gros bourgs. L’admiration d’Alix de Lamartine pour les jardins, les paysages et la tenue des demeures flamandes sont à noter ; leurs descriptions, remarquables. On aperçoit enfin en arrière-plan une sociabilité rurale – certes banale – faite de visites, de « parties » champêtres et de promenades en chariots – les fameux chariots flamands.
Nous avons ajouté à ces extraits du journal de Mme de Lamartine une lettre d’Eugénie ainsi qu’une carte indiquant les différents lieux visités durant cet été 1822.
Nous vous souhaitons une agréable lecture.
[…] Enfin, ma chère, me voilà à Calais, le jeudi à six heures du matin, où la première personne que je vois, c’est Lazarie (La femme de chambre de Mme de Coppens), qui m’attendait à l’arrivée de la diligence. La pauvre Eugénie et son fils étaient arrivés la veille; elle avait amené sa calèche pour nous emmener. Tu juges de notre joie en nous revoyant; ton cœur doit facilement s’en faire une idée. Je l’ai trouvée bien maigre; cependant, je m’y accoutume, et elle est assez bien portante. Son petit Auguste n’est pas mal de figure, mais, cependant, moins que je m’y attendais. Il est fort, marche bien; il est très avancé d’intelligence. Nous avons passé à Calais une belle journée de joie, de causeries, de visite à la mer, avec laquelle je fais connaissance; et quoique je ne fusse arrêtée que pour déjeuner et diner dans mon voyage de Paris à Calais, je sentais peu mes fatigues. La mer ne m’a pas extrêmement étonnée; je m’en faisais bien une idée. Nous avons vu des paquebots, des bateaux à vapeur, des bâtiments de pêcheurs et force poissons, et nous en avons mangé d’excellents. Le vendredi, après avoir bien dormi, avoir mis deux de nos domestiques dans la diligence, nous avons enfin pris la route directe d’Hondschoote, toujours accompagnés de l’ami Veydel, qui est le modèle des chevaliers français. Nous sommes arrêtés à Dunkerque, à Bergues, j’oubliais Gravelines par où nous avons commencé, et où nous avons vu M. de Vaublanc; enfin à huit heures du soir, nous étions ici, où Mme Gigaux de Grand Pré nous attendait, je pense, avec empressement. Elle me parait une excellente femme; on juge qu’elle a été belle; elle est fort bien mise pous son âge; elle est très aimable, et , le lendemain, je crois, elle appelait M. de Veydel: mon cher ami. Elle a une grande considération, et ce n’est pas du respect, pour sa belle-fille, qui est souveraine maitresse. C’est la mère qui tient le ménage, et très bien, car on fait très bonne chair; mais, c’est toujours sous la grande direction d’Eugénie.
Dimanche, c’était la kermesse ou ducasse; cela dure toute la semaine; il vient beaucoup de monde de tous les environs et même d’assez loin. Nous étions, hier, seize assis à table chez Eugénie, et je n’ai jamais donner de diner plus excellent, de meilleure mine, mieux servi. La compagnie était prequez toute de Dunkerque; le soir, a succédé celle d’Hondschoote, et un violon; on a dansé jusqu’à minuit, avec une jolie collation. Il y a une foire, beaucoup de spectacles sur la place; c’est très gai, et dimanche a eu lieu une procession très extraordinaire qu’on avait pas encore faite depuis la Révolution. Ce sont des mystères ou différents traits de la vie des saints, qu’on représente assez costumés et parlant malheureusement en flamand, ce qui fait que je n’y comprenais rien. Les rues étaient très ornées de feuillages et de fleurs, on portait le Saint-Sacrement; il y avait des reposoirs où on donnait la bénédiction, et de la très bonne musique. Il y a une fort belle église, un grand orgue, dont on joue bien, et on a l’air fort religieux. Le pays est charmant, extrêmement vert et boisé; en tout, la position de notre chère Eugénie me satisfait plus que je n’osais l’espérer. Sa maison ou ses maisons, car c’en est deux réunies, ont un aspect très simple, tout à fait hollandais, peintes en rouge et jaune avec des volets verts. L’intérieur est de la propreté la plus recherchée; tout à l’air neuf; on repeint tous les ans les planchers, les foyers; tout est brillant à la cuisine, et les lits ont des rideaux blancs comme la neige. Il y a beaucoup de beaux tableaux; le jardin est propre comme la maison. il y a dans tout cela la différence du climat qui me paerait grande, car il fait froid tous les jours depuis que je suis ici, tandis que vous mourez peut-être de chaud. Je suis très ennuyée de ne pas comprendre la langue; les domestiques, les marchands ne savent pas du tout le français; à l’église, on ne comprend rien des instructions, et nous avions même un prêtre, hier, qui ne parle que flamand, qui est une langue qui me parait plus difficile que l’italien et l’anglais. […]Lettre de Mme Alix de Lamartine à sa fille Cécile, 10 juillet 1822.
[…] J’ai même cru rendre un grand service à Alphonse en emmenant son enfant et deux domestiques, ce qui diminuait beaucoup sa dépense et son embarras. Je l’ai donc laissé avec sa belle-mère, sa femme et une bonne femme de chambre. Ils sont restés à peu près quinze jours et ne sont arrivés ici que mardi dernier à 9 heures du soir, et viennent de repartir ce matin pour Calais, emmenant M. de Veydel, l’enfant et les domestiques. .. Marianne n’est pas mal à présent. Alphonse est inquiet du voyage, un peu troublé, ce qui tourmente souvent ces dames. Je crois qu’ils passeront l’hiver à Paris. Ils ont trouvé ce pays-ci fort beau, et vraiment il est admirable. Je n’en ai pas encore parlé, mais à présent que mes principaux récits sont faits, je dirai davantage ce que je remarquerai.
Nous avons fait plusieurs promenades sur des ânes et à cheval, dans des environs charmants. Nous avons été dans des villages de la Belgique, dont nous sommes tout à fait frontière. Il n’y a rien de si joli que ces villages. Toutes les maisons sont peintes, vitrées [avec] de jolis petits jardins et parterres, des haies taillées à merveille. [Il y a] beaucoup d’arbres, des petits canaux autour des maisons, de belles églises. L’intérieur de la plus simple maison est propre à se mirer dans chaque meuble et ustensile de ménage. Tout a l’air d’aisance et d’ordre, ce qui fait une impression fort agréable. La maison d’Eugénie est aussi tenue à merveille. Sa belle-mère gouverne le ménage. C’est une belle personne, qui a le ton flamand, comme cela doit être, c’est-à-dire une gaîté un peu bruyante, et pas tout à fait la délicatesse des manières françaises, mais elle rend sa belle-fille aussi heureuse qu’il est possible. Il y a ici quelques personnes agréables à voir; il y a un jolie jardin, un petit bois charmant, des pièces d’eau ou l’on pêche. Je suis très satisfaite de tout ce que je vois de la position de ma fille, et si elle n’était pas heureuse ce serait absolument un tort de son esprit, car elle a tout ce qui constitue le bonheur d’une personne sensée. L’éloignement même, qui semble extrême, est fort diminué par la facilité du voyage et de la beauté des routes. Par celle qu’a prise Alphonse, il n’a marché que vingt-six heures de Paris ici. Tout cela m’a bien tranquillisée sur le sort de mon Eugénie.
Journal, 26 juillet 1822
Je me trouve toujours très bien ici. Nous y menons actuellement une vie calme et réglée qui me convient beaucoup. Nous avons pris un train de lectures que j’aime…
Dimanche, nous avons été à Furnes, qui est une petite ville dans la Belgique qui est à trois lieues d’ici. C’était la fête, et l’ancien usage de cette fête était de faire une procession, à peu près comme celle dont j’ai déjà fait la relation ici, à l’occasion d’un miracle opéré sur une hostie profanée par des brigands et dont il était sorti du sang. Cette procession est beaucoup plus nombreuse et plus extraordinaire encore que celle dont j’ai parlé l’autre jour. Il y a au moins deux cents personnes couvertes d’un cilice de la couleur et de la forme d’une robe de capucin, excepté que le capuchon qui leur couvre entièrement le visage est arrangé de manière qu’il les fait ressembler parfaitement à des ours. La plupart portent de longues et lourdes barre de fer, les autres des croix de grandeur naturelle, d’autres ont les bras étendus et appliqués contre des morceaux de bois pour les soutenir. Car cette procession dure trois heures. On dit qu’il y a dans le nombre de ces gens-là beaucoup de personnes qui viennent de loin pour accomplir des pénitences. Il y a aussi des femmes couvertes d’une mante et d’un long voile noir. Tout le monde a les pieds nus. Au milieu de ces pénitents paraissent toutes les représentations de la vie et de la passion de Notre Seigneur, soit en figure naturelle, soit en figure de bois aussi grande et portée sur des plateaux de bois peints entourés de balustrade. Ce sont les pénitents qui les portent sur les épaules comme des brancards. Beaucoup d’anges précèdent chaque représentation et expliquent les mystères en flamand. Il y a aussi des gardes à cheval, pour la passion, et un squelette de grandeur naturelle, porté dans un cercueil, et qui, par une mécanique, se relève de temps en temps et semble sortir de son tombeau : c’est pour imiter les morts sortant de leurs tombeaux à la mort de Notre Seigneur. Cette procession a été recommencée cette année, à la grande satisfaction de tout le pays, et on est venu de bien loin pour la voir. Pour nous, nous sommes partis d’ici le dimanche après la grand’messe dans un chariot de fermier conduit par deux forts chevaux. Nous étions bien du monde. Cette manière d’aller est fort gaie, et on est bien.
Journal, 30 juillet 1822
J’ai eu ce matin, ainsi que Sophie, le bonheur de faire nos dévotions. Nous nous sommes confessées au curé d’ici, qui est un homme âgé et respectable, qui ne parle pas très facilement le français, cependant assez pour être bien compris, et qui l’entend bien aussi. L’usage est ici de communier dès qu’in est confessé et point à la messe. On officie très bien. Il y a eu à la grand’messe un sermon qui m’a eu l’aire bien débité, mais en flamand. C’est une chose extraordinaire que d’assister à un sermon dont on n’entend pas un mot. A près la messe, le curé est venu nous voir avec M. H…, le maire, qui a l’air d’un très brave homme et de bonne compagnie. Sa femme aussi, qui est jeune, est instruite et parfaitement élevée. Elle convient à Eugénie, mais elle sort peu. Je voudrais que cette pauvre Eugénie eut ici une liaison intime qui l’attachât. J’ai offert les prières aujourd’hui particulièrement pour elle, et pour Césarine dont je n’ai pas eu de nouvelles depuis que je suis ici. Elle doit être aux eaux à Saint-Gervais, en Savoie. Nous en avons eu de nos Anglais et de leur débarquement à Douvres. Ils étaient bien, avaient traversé en trois heures dans un bateau à vapeur. Le petit Alphonse n’avait pas souffert.
Nous passons à présent notre temps assez en retraite, avec des occupations réglées qui nous le font paraitre bien court. Nous lisons d’abord d’excellents articles de la bibliothèque sacrée des dames, par MM. de Lammenais, Genoude, etc. C’est un choix des meilleurs ouvrages pieux, à la portée des femmes. Nous lisons ensuite des livres instructifs et récréatifs suivant les heures.
Journal, Dimanche 4 août 1822.
Nous avons fait quelques promenades à âne. Avant-hier, nous fûmes diner chez un curé , à deux lieux d’ici, dans un charriot comme celui dans lequel nous avions été à Furnes. Nous avons mené le curé et vicaire d’ici. Il y avait à ce diner : le grand doyen de Dunkerque – c’est-à-dire le principal curé, qui est un homme très vénérable [Martin Palmaert, ancien député aux États Généraux en 1790, prêta le serment à la Constitution civile, se rétracta et émigra dans les Pays-Bas autrichiens] – le procureur du roi, d’Ypres, et ses trois fils, et plusieurs autres personnes. Le curé d’Oost-Cappel [l’abbé Lebon, curé de la paroisse de 1812 à 1823], qui nous recevait, est âgé, bien respectable et ayant de la fortune. Il ne parle et n’entend que le flamand. Il nous a donné un très beau diner et tout à fait dans le genre flamand. On est resté à peu près quatre heures à table. On boit à toutes les santés. Au second service, on ôte l’eau, et au dessert le pain. Il y a des couques, des biscottes qui en tiennent lieu. Nous étions seize à table. Tous ces usages que j’observais m’ont divertie et empêchée de trouver le repas trop long. Eugénie a été très incommodée d’un si violent mal de tête qu’elle a été obligée de se mettre sur un lit et qu’au retour elle avait un peu de fièvre et m’inquiétait beaucoup. Mais elle est mieux aujourd’hui. En arrivant à Oost-Cappel, après avoir été à l’église, nous sommes aller nous promener dans un gros village de Belgique qui est assez près et qui s’appelle Roesbrugge. Il est très beau. Les maisons en sont toutes neuves, ayant été brûlées pendant les dernières guerres par le général Vandamme et rebâties depuis. Nous sommes rentrés chez le curé, qui nous a reçus parfaitement et dont la conversation m’a fort intéressée. C’est un homme d’une famille hollandaise très distinguée, qui a été déporté à Cayenne avec un de ses frères qui est mort. Lui a été sauvé d’une manière miraculeuse. Au moment où il s’y attendait le moins, n’ayant personne qui dût le protéger et étant assez malade, on lui a apporté un passeport en son nom en lui donnant les moyens de partir tout de suite, ce qu’il a fait sans hésiter. Et quoiqu’il ait connu encore bien des dangers, il est cependant parvenu heureusement en Amérique, où il a été quatre ans curé à New York. Celui qui lui a fait avoir un passeport ne le connaissait pas du tout; il faisait une spéculation de sauver des déportés; c’était pour MM. Barbé-Marbois, Laffont-Ladébat et autres qu’il était venu; mais ces MM., qui craignaient de compromettre leur famille en France, ne voulait pas profiter de ces offres; alors on lui indiqua cet ecclésiastique, et sachant qu’il appartenait à une famille riche il espéra en avoir une bonne récompense et il le sauva. Il conte tout cela à merveille, il a une belle figure, n’est pas très âgé, et vit très noblement dans sa cure où il est assez magnifique et où il fait beaucoup de bien.
Samedi, nous devons aller à Dunkerque, pour être dimanche à un concours de musique des villes environnantes. In donnera des prix. On dit que c’est fort joli. La musique d’ici doit concourir. Elle est étonnement bonne pour une aussi petite ville. Il y a une trentaine de musiciens, la plupart sont des ouvriers qui deviennent d’une force extraordinaire, ils composent à merveille. Nous logerons chez Mme la baronne Coppens, et de là nous irons passer quelques jours chez elle à la campagne.
Demain, Mme Gigaux et moi devons aller à un pèlerinage à deux lieux d’ici, sur des ânes. C’est une chapelle dédiée à la Sainte Vierge où il y a une grande dévotion et où il se fait beaucoup de miracles. C’est à Isenberge, en Belgique. On y fait une neuvaine tous les ans à cette époque. Il y va un monde prodigieux de vingt lieues à la ronde. Je suis bien aise d’y aller, mais il faudrait que ce fût plus par dévotion que par curiosité. Dieu le veuille !
Journal, 15 août 1822
J’ai été à Isenberge, il faisait très beau. J’étais sur un âne. La course, qui n’est que d’une lieue, a été fort agréable. Il y avait beaucoup de monde. La chapelle est petite, fort ornée par la dévotion de ceux qui vont en pèlerinage. J’y ai entendu la messe avec Mme Gigaux, puis j’y ai acheté quelques petites choses à la foire, mais très peu, parce que, comme c’est en Belgique, on n’aurait pas pu passer ce qui est étranger. Le lendemain samedi, nous sommes allées coucher à Dunkerque; Mme la baronne Coppens a voulu nous loger pendant notre séjour, qui était occasionné par un concours de musique, ce qui est fort joli et qui nous intéressait parce que la musique d’Hondschoote en était. Il faisait très chaud, et cela continue. Je n’avais point encore éprouvé de chaleur depuis que je suis ici; j’en accusais le climat, et je vois que j’avais tort.
Eugène Isabey – Le port de Dunkerque – 1831 – Musée de Dunkerque
Le samedi, nous fûmes voir le port de Dunkerque. La mer m’a frappée davantage qu’à Calais, elle était superbe, et la quantité de navires qui étaient dans le mort faisait un fort beau coup d’œil. On voulait me mener jusqu’au bout de l’estacade pour mieux voir la mer, mais j’étais si lasse que je n’ai été qu’à moitié. Cette course et la chaleur m’ont si excessivement fatiguée que j’avais peur d’en être malade et que je m’en sens encore.
Le lendemain dimanche, nous fûmes à la grand’messe, à Saint-Éloi qui est la principale paroisse. L’église est très belle, et le service divin s’y fait avec une grande dignité. Il y a cinq nefs dans l’église, le chœur est au milieu, on tourne autour, et l’endroit où est le grand autel est très élevé; il n’y a ni balustrade, ni … d’appui, de façon qu’on voit partout les cérémonies. Il y a une grande tour carrée en face du péristyle de l’église qui est d’une grande beauté. La tour n’a de remarquable que sa masse, son élévation et son antiquité qu’on ne connait même pas. Il y a une horloge avec le fameux carillon, mais qui est bien déchu. Dessus cette tour, on met un pavillon, qui est un signal pour la mer. La ville de Dunkerque est belle, les rues sont larges, droites, bien pavées. Il y a 24 ou 25 mille âmes, mais depuis la Révolution elle a beaucoup perdu de sa population et de sa richesse, ayant perdu la franchise de son port, qui en était la source. Les Coppens y ont tenu le premier rang depuis Louis XIV, sous lequel Guillaume de Coppens était maire de la ville, et ce fut lui qui en donna les clefs au roi, en lui faisant au nom des habitants serment de fidélité. Depuis ce temps-là, ils ont été fort en honneur. Le père de mon gendre était aussi maire, lieutenant-général de l’amirauté de Flandre, grand bailly de Bergues, et avait une fortune considérable – qui a été presque toute perdue par la Révolution. On m’a montré beaucoup de maisons qui leur appartenaient. Il en reste encore une à Eugénie assez jolie. Pendant que l’en suis à la famille des Coppens, je dois dire qu’elle est originaire des Pays-Bas et qu’on croit qu’elle s’est établie en France il y a trois cents ans par l’effet des troubles du Brabant à cette époque.
Je reviens à mon journal. Après la messe, nous avons été voir l’entrée des musiques. Il y en avait cinq : celle d’Ostende, de Roubaix, de Bergues, d’Hondschoote et de Bourbourg. On allait les chercher à la porte de la ville avec beaucoup de solennité. Elle étaient nombreuses, et parfaitement costumées parce qu’il devait y avoir un prix pour la meilleure tenue.
Journal, 21 août 1822
{…] Nous avons quitté Hondschoote, il y a huit jours, pour nous rendre à Dunkerque chez le baron de Coppens, où nous avons été reçues avec le plus vif empressement. Nous avons passé le dimanche entier à la ville, où nous étions arrivés la veille. Nous avons fait des visites, mais fort peu, et le soir, nous avons assisté à concours de musique. C’est une chose assez curieuse à voir, et j’ai été forte contente de ce qu’il y en avait justement un, cette année. Ce sont les musiques non militaires de différentes villes, qui concourent ensemble, et la ville, qui les a invitées à cette espèce de fête, nomme des juges et distribue des prix qui sont des médailles d’or et d’argent. Cela se passe avec une grande solennité et on met beaucoup d’intérêt à obtenir un prix; et c’est vraiment une chose charmante que de voir tant de monde (car cela en attire beaucoup) et entendre cette bonne musique, le soir, à la clarté des illuminations et assis, comme nous l’étions, au milieu d’une belle place et ayant devant nous deux estrades entourées de guirlandes de verdure. Sur l’une montent, chacune leur tour, les différentes musiques, et, sur l’autre, tous les juges réunis.
Le lendemain, nous sommes venus tous de compagnie rejoindre M. de Coppens, qui était resté à la campagne, et nous y sommes encore pour quelques jours. Nous ne sommes qu’à une lieue de Dunkerque et nous y voyons de temps en temps quelqu’un, mais nous y menons une vie très paisible, à peu près comme à Hondschoote.Lettre d’Eugénie de Coppens à Mme de Cessiat, … août 1822.
Je continue le concours avant de parler d’autre chose. On avait fait un théâtre sur une grande et belle place. Ce théâtre était entouré d’une balustrade, orné de colonnes et de guirlandes de feuillage, avec la statue d’Apollon au milieu. En face de ce théâtre et assez près, il y en avait un plus petit, orné de même, pour placer les juges au nombre de neuf. Ces théâtres et les rues étaient pavoisés avec des drapeaux français et de différentes nations, fournis par les navires étrangers qui étaient dans la rade. Cela faisait un coup d’œil fort extraordinaire et très chevaleresque. Il y avait une enceinte considérable autour du théâtre avec des chaises pour les autorités et les gens payants. En dehors de l’enceinte était une multitude de peuple, ainsi qu’aux fenêtres de la place, dont une partie étaient illuminée. Le théâtre l’était aussi, et à huit heures la musique de Dunkerque, qui est fort bonne, a commencé, mais par honneur pour les autres et sans concourir. Les autres ont ensuite joué, suivant le rang que leur avait donné le sort, chacune trois morceaux. Le premier prix, qui était une médaille d’or de cent écus, a été décerné à la musique de Roubaix, le second à celle d’Ostende, le troisième était balancé entre Hondschoote et Bourbourg. On leur a fait jouer encore à chacune un morceau pour décider, et Hondschoote a baibli à cette dernière épreuve. Cela m’a vraiment fait de la peine. Bourbourg a eu le troisème prix. Roubaix a aussi emporté le prix de la tenue et celui de l’éloignement. Il était plus de onze heures quand cela a été fini, mais il faisait si beau, on était si intéressé, que vraiment le temps n’a pas paru long et j’ai trouvé cette soirée charmante. J’aime cette institution. Il pourrait cependant en résulter quelques rivalités fâcheuses, et c’est ce qui a manqué d’arriver parce que les musiciens de Roubaix ont eu l’air d’insulter un peu à ceux de Bergues en traversant cette ville. Mais on a tout apaisé.
Le lundi nous sommes venus ici et nous y resterons jusqu’à mercredi. On nous y traite à merveille. La maison est jolie, mais les jardins sont particulièrement beaux : des allées superbes, de belles pièces d’eau. Il y a un air de grandeur qui me plait et me rappelle les lieux où j’allais souvent dans la jeunesse aux environs de Paris. J’avoue que cette régularité me plait davantage que les jardins anglais, et je trouve que c’est plus en harmonie avec une telle maison, et auprès. Que plus éloigné ensuite on trouve une nature qu’on croit toute naturelle, à la bonne heure, c’est bien ! Mais l’art peut se montrer à côté d’un château qui certainement n’est pas l’ouvrage de la nature.
Hier, nous avons été à la messe à Petite-Synthe. C’est une paroisse assez loin d’ici. Puis nous avons diner chez une fermière à Steene, à deux lieues, qui est fort riche et une excellente femme… Elle nous a donné un diner énorme et bien ordonné, à deux services. Au premier, il y avait une multitude d’entrées, au second 4 rôtis très forts, un jambon, 4 plats de légumes, des crêmes, des poudings et tourtes aux confitures, salades, etc. ; et nous étions dix-sept. Nous avons ensuite été nous promener dans un joli petit château antique, entouré de fossés, avec un pont-levis, des tourelles, bâti en onze cents, des jardins à l’avenant. Cela m’a beaucoup plu. Il appartint à Mme de Zilof, qui a passé là sa vie, et qui y a eu onze enfants dont il lui reste encore huit. C’est une ancienne et respectable famille. Son mari est mort. C’était un homme très pieux. Il y a un calvaire au bout d’une grande et majestueuse allée. J’ai vu son tombeau dans le cimetière, ses onze enfants y sont nommés. Dans ce pays-ci les cimetières sont fort beaux : au-dessus de la sépulture des gens un peu considérables, on met une espèce de tableau en bois sur lequel est représenté un Christ et, au pied de la croix de mort, à genoux, sa femme et tous leurs enfants. Ceux qui sont morts sont marqués par une croix au dessus de leur tête.
Journal, 26 août, au château d’Armbouts-Cappel
Nous sommes de retour à Hondschoote depuis samedi. Nous sommes restées depuis le mercredi matin à Dunkerque chez Mme de Coppens…
Quand j’ai reçu cette lettre, hier, nous arrivons d’une ferme dans les Moëres [appartenant sans doute à Jean Louis Debuyser] où nous avons passé la journée avec toute la société d’ici. Ce sont des parties assez gaies et de vraies fêtes flamandes. On dina fort bien, puis on a dansé dans une grange. Il y avait un joueur de violon qui était tout à fait de ces figures de Téniers. On a bu force bière, puis soupé, et nous sommes revenus comme nous avions été, tous ensemble dans des charriots du fermier, à près de onze heures, par un clair de lune superbe…
Pendant mon séjour à Dunkerque, je suis retournée voir la mer. Je me suis assise au bout de l’estacade. Il faisait beaucoup de vent. Il y avait des vagues qui nous mouillaient les pieds par les fentes du plancher. Un petit bâtiment est venu se frapper contre l’estacade et a eu plusieurs avaries, mais sans danger pour ceux qui le montaient. C’était un coup d’œil fort imposant et j’ai été cette fois-ci beaucoup plus frappée que les autres de la majesté de la mer. J’ai ramassé des coquillages sur le bord.
Journal, Mardi 3 septembre
Encore une semaine trop rapidement écoulé. Il ne m’en reste plus que deux, car l’ai fixé mon départ au 10 octobre. M. de Coppens est moins bien depuis deux jours. Le lait avait paru lui être très bon, il en prend toujours et cependant recommence à souffrir. Cela me tourmente… Nous n’avons eu personne cette semaine. Mardi nous fûmes nous promener à âne dans un beau village de Belgique, à deux lieues d’ici, nommé Alveringhem. Il faisait une chaleur extrême et je fus excessivement fatiguée. Jeudi nous avons fait une partie charmante : nous avons été passer la journée à Ghyvelde, qui est une ferme de M. de Coppens qui n’est séparée de la mer par les dunes.
Journal, 22 septembre
Le lundi nous avons été à Quaëdypre, qui est une autre ferme de M. de Coppens. J’ai été avec lui dans son cabriolet, par Bergues. Il voulait me montrer le marché qui s’y tient tous les lundis et qui est vraiment très curieux par l’énorme quantité de monde, de bestiaux, de chariots flamands, et par l’incroyable quantité de denrées de toutes espèces qu’on y porte.
Journal 26 septembre 1822
[…]Je pars d’ici mardi matin. Eugénie et son mari m’accompagnent à Lille où je prends la diligence. Je vais loger chez ma sœur à Paris…
Journal, Dimanche 13 octobre 1822
Les séjours de Mme de Lamartine en Flandre
Bibliographie :
- Cochin, Henry, Lamartine et la Flandre, Paris, Plon, 1912.
- De Jussieu de Sénevier Valentine, Les confidences de Madame de Lamartine à ses filles d’après une correspondance inédite de la mère du poète, Paris, 1957, 192 pages.
- Lamartine Alix de, Le journal de Madame de Lamartine, T. II, Paris, Minard, 1989.
- Lamartine Alphonse de, Le manuscrit de ma mère, Paris, Hachette, 1873.
- Lamartine Alphonse de, Correspondance. lettres d’Alix de Lamartine, Paris, Honoré Champion, 2008.
- Association Mémoire Hondschootoise, Lamartine et la Flandre, 2019, 34 pages.